Les précédents historiques de Art by Telephone
[novembre 2012]
L’inscription historique du projet d’exposition renvoie explicitement à la pratique de deux artistes : Marcel Duchamp et Laszlo Moholy Nagy. Deux références qui, si elles peuvent avoir en commun le principe consistant à déléguer la réalisation d’une œuvre à une tierce personne et de revendiquer l’abandon de la peinture de chevalet, sont idéologiquement et fondamentalement différentes. Cet acte de délégation est pour le premier voué à porter une critique de l’œuvre d’art unique, originale et traduisant une vérité intime, pour l’autre il est plus question d’insérer la pratique artistique dans un système de production industriel. Leur analyse permettra d’identifier en premier lieu de quelle manière Jan van der Marck transpose dans les années 1960 certaines positions antagonistes des avant-gardes historiques afin de trouver des précédents à l’art conceptuel et, en second lieu, avec quelle lucidité et sens critique un certain nombre d’artistes interprètent cet héritage dans un contexte politique, économique et culturel très différent de celui des années 1920 en Europe.
Marcel Duchamp
Marcel Duchamp ne fut pas seulement le premier artiste à recevoir une invitation mais, comme en témoigne la lettre que Jan van der Marck lui adresse, l’artiste dont l’avis et l’approbation étaient déterminants pour s’engager dans ce projet d’une exposition. Le commissaire écrit : « J’accorderais une grande valeur à votre avis au sujet du projet en tant que tel. Puis, si vous croyez que l’idée a une certaine validité, je serais très heureux que vous participiez. Je n’ai pour l’instant établi aucun accord formel, ni discuté avec quiconque de l’idée, si ce n’est à Arne Ekstrom et mes associés ici, en ville. Votre intérêt à participer fera sortir le projet de terre… » JvdM.
Marcel Duchamp répondra positivement à l’idée « Je trouve l’idée tout à fait brillante… » et négativement concernant sa participation « …mais je ne me sens pas d’y participé pour différentes raisons, la plus important étant mon état de non activité ». Duchamp ajoute : « Je ne me sens pas suffisamment de force pour entreprendre une quelconque action même ”par téléphone ”. » Depuis la fin des années 1920, Duchamp laissait croire qu’il avait cessé toute création artistique, ce qui n’était bien entendu pas le cas, mais il est vrai qu’il refusait de participer à de telles invitations à des expositions collectives.
Marck ne le précise pas dans son texte de présentation, mais on peut supposer que certaines œuvres de Duchamp aient été pour lui des précédents déterminants à l’égard de certains enjeux de l’exposition : la prédominance de l’idée sur l’objet, la délégation et une part d’indétermination dans la réalisations de l’œuvre, sa réalisation à distance et l’idée d’une œuvre partition. On peut évoquer à ce sujet non seulement les Ready-made, en tant qu’objets produits industriellement et choisis par l’artistes et, en particulier le porte bouteilles qui se trouve en plus avoir été « désignées » à distance1, mais aussi les répliques d’œuvres qui furent exécutées à distance par des artisans ou artistes parfois sans même l’accord de Duchamp.
On songe notamment aux reconstitutions du Grand Verre qui furent, l’une réalisée par Richard Hamilton en 1966 pour la Tate Gallery de Londres et l’autre par Ulfe Linde sous la direction de Pontus-Hulten pour l’exposition « Le mouvement dans l’art » au Stedelijk d’Amsterdam en 1961. Si Duchamp ne supervisa pas l’exécution des deux reconstitutions, il avait, pour la seconde, transmis des indications de couleurs au cours de longues communications téléphoniques dont la difficulté était encore accentuée par les différences de langues.2 En termes de délégation, l’œuvre Tu m’ de 1918 est aussi particulièrement emblématique car elle nécessita le recours d’un peintre d’enseigne pour réaliser la main pointant l’index, un peintre de trompe l’œil pour exécuter la fausse découpe dans la toile et la charte de couleurs industrielle, quand à elle, fut réalisée par l’une de ses amies.
Dans sa lettre d’invitation, au lieu d’évoquer ces œuvres de Duchamp, Marck préfère rendre compte d’autres œuvres réalisées à distance : les Telephone Pictures de Moholy Nagy, ainsi que des récentes L Shapes de Robert Morris qu’il avait exposé récemment au Walker Art Center et qu’il avait dû reproduire à distance sans la présence de l’artistes.
Moholy Nagy, le Bauhaus, Dada et le constructivisme
Dans son texte d’introduction et dans tous les courriers d’invitation aux artistes d’Art by Telephone, Jan van der Marck fait référence aux trois Telephone Pictures3(1922) de Lazlo Moholy-Nagy. L’œuvre est une série de trois tableaux, de composition identique mais de formats différents, que l’artiste fait réaliser par une compagnie de production industrielle d’enseignes émaillées à partir d’instructions transmises par téléphone. Selon les termes de Jan van der Marck, il était question pour Moholy-Nagy de démontrer à ses étudiants du Bauhaus que « l’approche intellectuelle de la création d’une œuvre d’art n’est en aucune manière inférieure à l’approche émotionnelle ». La convocation de ce propos était pour Marck une manière de trouver une antériorité à des pratiques conceptuelles pour lesquelles l’idée prime sur l’objet. Cependant, lorsque Moholy Nagy réalise cette œuvre, ses intentions apparaissent pour différentes raisons équivoques4. Dans son texte Abstract of an Artist, écrit à Chicago en 1944, Nagy évoque cette œuvre et précise en quoi elle impliquait un refus de l’expression subjective : « ces images n’avaient pas la vertu de la touche individuelle et mon action était dirigée précisément à l’encontre de cette sur-emphase ». Il ne refuse pas pour autant les qualités émotionnelles de l’expérience esthétique, évoquant le fait qu’un objet industriel produit par un ingénieur « selon des procédures mathématiques peut être aussi le véhicule de qualités émotionnelles et représente un équilibre parfait entre émotion et intellect ». Il revendique par ailleurs l’impersonnalité de la création et avance le fait qu’il ne signe pas ses œuvres. Mais il n’en viendra pas au point de partager le copyright de l’œuvre.5 Il reste, cependant à comprendre dans quel système idéologique se rattache, d’une part, cette dimension d’impersonnalité et, d’autre part, le recours à l’industrie. Selon Sibyle Moholy-Nagy, son mari a procédé à un système de production industrielle pour une autre raison, qui n’exclut pas la remise en cause de la « touche personnelle », mais lui donne un autre sens. Étant préoccupé par les « subtiles variations des rapports de couleurs » et de formes produits par la transformation de format d’une œuvre, il lui fallait réaliser une série d’œuvres de différentes démentions mais parfaitement identiques. Le meilleur moyen d’y parvenir était de faire réaliser ces œuvres par un procédé industriel.
En 1922, Mohly-Nagy est donc encore pris dans des pratiques picturales, comme en témoignent d’ailleurs Telephone Pictures qui, comme le fait remarquer Krisztina Passuth6, sont très loin d’être des produits industriels utilitaires usuels issues de l’idéologie constructiviste. Dans le prolongement de Lissitsky, les Telephone Pictures valorisent l’aspect industriel des matériaux et l’esthétique mécaniste, très présent dans la Light-Space Modilator de 1922-30, mais ne sont pas des objets utilitaires voués à être édités en série.
Le ralliement de Moholy-Nagy en 1922 aux thèses constructivistes (il rencontre Lissitsky à Berlin en 1922) sera déterminant pour la position qu’il assumera au Bauhaus dés 19237. Il y prônera ainsi les principes d’un art objectif et une déhyérarchisation des pratiques. Les constructivistes assumaient l’idée selon laquelle tout acte de production est un acte de production culturelle et de ce fait considéraient au même niveau le travail d’un artiste que celui d’un ouvrier. Une revendication esthétique et politique qui s’accorde parfaitement au nouveau credo que Gropius voudra imposer au Bauhaus – et cela contre les expressionnistes – instaurant une unité entre l’art et la production industrielle. Mais dans les faits, cette unité maintiendra l’artiste au dessus de l’ouvrier, ce dernier étant un exécutant au service de celui-ci.
Alors que le Bauhaus d’après 1922 fera l’apologie de l’unité entre la main et l’esprit, (« art et technique une unité nouvelle » tel que formulé par Walter Gropius en 1922) la subjectivité de l’artiste devant se plier aux modes de productions industrielles, avec les Telephone Pictures, au contraire, la séparation entre les deux dimensions est paradoxalement accentuée. La distinction des tâches, l’une de l’esprit, l’autre du labeur reproduit le schéma tayloriste de la division du travail qui s’accorde mal avec l’idéalisme constructiviste. Avec les Telephone Paintings, il n’est pas question de partage de l’autorité, la méthode de transmission des instructions décrite par Moholy-Nagy ne laissait pas véritablement de place à l’interprétation. « C’était comme jouer aux échecs par correspondance » disait l’artiste. Un jeu dont les règles sont modifiées puisque l’un dicte ce qu’il doit faire à l’autre.
En s’inscrivant dans la lignée de Moholy-Nagy, la proposition d’Art by Telephone, se définie dans cette séparation, cette distinction entre la ligne téléphonique l’artiste et l’exécutant. Elle maintient la conception traditionnelle de l’artiste créateur, auteur de l’idée, en reléguant dans l’anonymat les exécutants des œuvres qui ne sont jamais identifiés. Pourtant, une partie des œuvres de 1969 remettent en question cette division et supposent une véritable dimension interprétative des instructions. Par exemple, l’œuvre de Bochner impliquait la participation de traducteurs interprètes d’un texte dont l’original est sans cesse indécidable, l’œuvre de Nauman proposait une partition chorégraphique et sonore interprétée par le commissaire, John Baldessari ou Richard Hamilton invitèrent l’un un peintre du dimanche et l’autre un artiste qu’il connaissait pour exécuter une peinture (le premier revendiquant la paternité du résultat et le second la position de co-auteur), Sol LeWitt laissait un dessinateur interpréter des instructions à partir d’une grille, jouant de la dialectique entre norme et écart, George Brecht et Dick Higgins ont mit le public à contribution, l’un pour laisser des commentaires sur le déplacement de l’Angleterre au niveau des îles Canari, l’autre pour réaliser une musique produite par la voix superposée des interlocuteurs téléphoniques, enfin, Dennis Oppenheim laisse les exécutants déterminer le choix des matériaux.
Sébastien Pluot
1Ȁ Dans sa lettre datée de Janvier 1916, Duchamp demande à sa sœur Suzanne qui habite son atelier de signer l’objet à sa place. Il apprendra plus tard que l’objet avait été préalablement égaré.
2Ȁ Pontus Hulten, dans « Quand les artistes font école », Tome II, ed du Centre Pompidou p. 670
3Ȁ D’après Bernar Venet, Jan van der Marck avait acquis l’un des Telephone Pictures en échange d’un Elvis (1963) de Warhol.
4Ȁ Contrairement à ce qu’avance Marck dans son introduction, Moholy-Nagy n’était pas encore professeur au Bauhaus en 1922 lorsqu’il réalise les Telephone Pictures, mais le deviendra en 1923.
5ȀLászló Moholy-Nagy, The New Vision and Abstract of an Artist (New York: Wittenbom, 1947), p.79
6ȀKrisztina Passuth,Moholy-Nagy, Thames and Hudson, 1985, p 32.
7Ȁ Gropius recrute Moholy Nagy en 1922 pour remplacer Itten afin d’appliquerles nouvelles directives: « la conversion du Bauhaus de l’artisanat vers l’industrie et la recherche d’une intégration de l’art et de la machine ». Cf le Bauhaus de Weimar, Elodie Vital, ed Pierre Mardaga, Liège, p. 219.