En Traduction
[novembre 2012]
La question de la traduction est un enjeu fondamental de l’histoire des arts du XXe siècle. Elle traverse de larges champs de problématiques liés à la technique, aux théories linguistiques et littéraires, à la psychanalyse, la philosophie, la politique, aux théories des formes, et implique des enjeux décisifs concernant les relations entre les arts, les modalités du rapport à l’œuvre, son interprétation, sa compréhension, sa présentation et son historicisation.
Depuis le mythe babélien d’une langue unique et universelle, jusqu’aux théories des correspondances ouvrant l’horizon d’un langage universel largement exploitées par les avant-gardes historiques, et plus récemment l’idéologie positiviste d’une traduction sans perte aidée par l’informatique, le fantasme d’une communication transparente traverse chaque époque. Opposée à cette « impulsion télépathique », une autre position esthétique et éthique repose sur la nécessité de reconnaître les régimes d’inadéquation et de discordance dans les phénomènes de traduction.
Si dés le début du XIXe siècle, le philosophe F. Schleiermacher avançait qu’en matière de transmission, l’incompréhension était la règle et la compréhension l’exception, une large part des théories esthétiques reposent encore sur une herméneutique de la réception et de la signification. Pourtant, depuis W. Benjamin, T.W. Adorno et plus tard J. Derrida, une autre conception de la relation à l’œuvre, reconnaît une part d’intraductibilité des œuvres d’art et revendique une disjonction essentielle entre « dire » et « vouloir dire ».
« La disjointure, n’est-elle pas la possibilité même de l’autre ? » avançait J. Derrida qui marquait ainsi les rapports de conséquences entre des positions esthétiques et des enjeux éthiques. Dans différents textes, il se réfère au terme « Double Bind » la « double contrainte » pour qualifier le fait que toute traduction d’une langue à une autre est à la fois nécessaire et impossible. Et ce paradoxe peut s’étendre aux phénomènes de traduction entre une idée et son expression, une transmission entre un être parlant et un autre, la traduction d’un médium à l’autre. Les questions de traduction permettent d’analyser et de différencier des positions esthétiques et idéologiques qui trament l’histoire de l’art : la volonté de transparence de la signification comme de la forme et la possibilité d’un langage universel s’opposent aux postures de l’ineffable et à l’indicible. Au-delà de ces deux extrêmes, une autre position repose sur l’acceptation de l’inadéquation entre une intention, une œuvre et sa réception. Il serait question d’entendre cette problématique de la réception, soit du point de vue du destinataire, soit de l’adresse.
Le projet Art by Telephone est l’occasion de revenir sur ces enjeux à travers différentes approches. Il s’agit dans un premier temps de penser le concept de traductibilité à partir d’une double figure, celle de l’inadæquatio et celle du caractère de non-évidence de l’œuvre. Si ces deux figures sont, à l’évidence les indices de notre modernité artistique, scripturaire, langagière et philosophique, elles nous obligent et nous convoquent à penser ce que peut être, encore et maintenant, le concept d’illisibilité. Comme le formule Avital Ronell, en quoi une préoccupation portée sur la question de la technique comme moyen de traduction nécessiterait de penser une éthique de l’illisibilité et de l’indétermination. Ce concept d’illisibilité instaure la révocation d’un rationalisme, qui tendrait, d’une part, à fonder l’essence des langages dans le sens et d’autre part, à arraisonner le muthos comme parole à un logos, c’est-à-dire à une technicisation des langages. Technicisation qui engage à s’interroger à nouveau sur ce qui est en jeu dans l’histoire positiviste de la traductibilité entre les arts et les techniques et dont il est question de clarifier les articulations dans les pratiques artistiques des avant-gardes historiques.
Il y a encore un autre lieu pour saisir la possibilité d’un traduire – comme impossibilité – c’est l’idée que cette tâche (trans-ducere) revient à penser ce qu’est la parole en tant qu’acte comme temporalité et comme énonciativité. Deux autres sphères de recherche se déploieront à partir du concept de mesure en ce sens que si le traduire est une tâche impossible en tant que réussite, en tant que dire vrai, il existerait la possibilité de l’expérimenter dans la mesure, dans la mesurabilité : or toute mesure s’exposerait comme expérience limite et insignifiante. Il reste alors à proposer de lire et d’entendre que la modernité se constitue sur l’impossible traduction des termes Gedichtete et poématicité en tant qu’ils sont « globalement la vie » selon les propos de W. Benjamin et le lieu d’une pensée de l’œuvre.
Comme beaucoup l’ont supposé au XXe siècle, l’artiste ne prétend plus être un traducteur universel révélant une vérité inatteignable. Après que Michel Foucault a appelé de ses vœux une destitution de la figure « autoritaire » de l’artiste et une reconfiguration de l’art par laquelle l’œuvre laisse ouvert des « emplacements pour des sujets possibles », Jacques Rancière identifie des situations au sein desquelles le spectateur « joue le rôle d’interprètes actifs, qui élaborent leurs propres traduction pour s’approprier l’histoire et en faire leur propre histoire ».
Ce projet sera l’occasion de s’interroger sur ce qu’implique une telle « communauté émancipée » où les sujets assument le rôle «de conteurs et de traducteurs ».